Oyungerel Tsedevdamba ou le roman de la Mongolie
- Le Figaro
- Arnaud de La Grange adelagrange@lefigaro.fr
Ce fut le temps des grandes purges. Après avoir pris son élan dans l’immensité soviétique, un vent rouge soufflait sur les steppes mongoles. Ces souffles fous attisaient l’incendie des monastères, emportaient dans la mort des milliers de lamas et vers la prison autant de simples «déviants». En ces années 1930, un pays entier ployait sous le joug d’un socialisme mal digéré. Demeurées enfouies dans la mémoire des aînés, ces heures sombres reviennent aujourd’hui à la lumière par la voie romanesque. Cette grande terreur au pays de Gengis Khan est la toile de fond du roman d’Oyungerel Tsedevdamba, devenu un best-seller dans son pays. Et le premier grand ouvrage de fiction mongole traduit à l’étranger, en l’occurrence en France (*).
C’est pourtant par d’autres chemins que celui de la littérature que cette femme au port altier a rencontré le passé tragique des siens. Sa nature comme sa vie la prédisposaient plus à l’action qu’à l’écriture. Née dans le nord du pays, à la frontière avec la Russie, la petite fille grandit près des rives du lac Khövsgöl. Une petite mer surnommée la « Perle bleue de Mongolie » pour ses eaux intensément limpides. Ses grands-parents sont des éleveurs nomades, son père est conducteur de machine agriports cole, sa mère professeur de mathématiques et commissaire politique du parti. Pendant les vacances d’été, Oyungerel garde les troupeaux familiaux.
Médaille d’or en fin d’études, la jeune fille peut poursuivre ses études en URSS. Nous sommes en 1983 et l’étude de la planification économique est encore à la mode… « Je pensais que c’était important, puisque nous vivions dans un système communiste », raconte-t-elle. La voilà pour quatre ans à Iekaterinbourg, cette ville de l’Oural où fut assassinée la famille Romanov. Quand elle rentre en Mongolie en 1988, le pays est au bord de la faillite alors que s’affirme la promesse d’une aube démocratique. À la fin de l’année 1989, le pays bascule dans une révolution pacifique.
L’aventure politique
La Mongolie s’ouvre au monde et Oyungerel se sent mal armée pour l’embrasser. Elle décide de changer de vie, avec cette énergie unique qui habite les contrées sortant d’un long hiver. Le monde d’hier lui avait fait choisir le russe, elle décide d’apprendre l’anglais. La jeune femme quitte son emploi, dans une agence d’approvisionnement gouvernementale et emprunte l’équivalent d’une poignée de mois de salaire pour étudier. « J’ai vite commencé à lire en anglais et à ouvrir mes yeux. »
Un an plus tard, elle se lance dans les jubilations pionnières de l’aventure politique. Oyungerel devient la présidente locale d’un petit parti, composante du mouvement démocratique. Elle perd ses premières élections en 1992, gagne les suivantes en 1996 en bataillant contre l’ancien Parti communiste. Puis devient la conseillère du président du Parti démocratique et vice-présidente de l’Assemblée. Elle est un temps ministre de la Culture, des Sports et du Tourisme. Dans ce cadre, elle mène le combat pour le retour des squelettes de dinosaures mongols dispersés à travers la planète. Le Musée Lénine est reconverti pour les accueillir…
Surtout, la jeune politicienne reçoit une mission qui va changer sa vie. À la tête du Comité de réhabilitation, elle est chargée de dresser la liste des victimes des purges des années 1930. Commence une vertigineuse plongée dans le passé de son pays et de sa propre famille. « C’est là que j’ai compris ce que les miens avaient vécu et les conséquences politiques de cette histoire oubliée. Cette terreur a modelé la génération suivante, instaurant la peur, l’obéissance, la négation de la liberté de parole et des voix dissonantes. »
La réplique mongole des purges staliniennes s’étira sur de longues années mais la répression antireligieuse fut la plus vive durant trois années, entre 1937 et 1939. Les rap- de l’époque font état d’au moins 34 000 morts, mais le nombre de victimes doit être bien supérieur. Quelque 600 monastères ont été brûlés.
Sous la yourte
Oyungerel a contracté une autre fièvre, celle de l’écriture. Ce sont d’abord des ouvrages de non-fiction, relatant notamment son expérience d’étudiante à l’étranger avec deux séjours d’études aux ÉtatsUnis, à Stanford et Yale. Puis, elle ose l’aventure du roman. Un homme l’y a aidée. Jeffrey L. Falt, un avocat américain spécialisé dans les droits de l’homme qui est devenu son mari en même temps que son coauteur. Ainsi naît Le Moine aux yeux verts, dont les personnages sont presque tous des membres de la famille d’Oyungerel. La rencontre qui a permis à cette saga familiale mongole d’être traduite en français chez Grasset s’est faite tout naturellement sous la yourte. En 2010, Jean-Claude et Nicky Fasquelle participent à un voyage de journalistes et écrivains français partis à la rencontre d’auteurs mongols. Ils ont un coup de coeur pour le pays et cette femme à qui rien ne semble impossible. Le deuxième tome du Moine aux yeux verts vient de sortir en Mongolie et s’annonce déjà comme un succès.
« En lisant ce livre, les vieux pleurent et demandent à leurs enfants de le lire, car eux n’avaient jamais pu parler de tout cela, explique Oyungerel. Et les jeunes sont abasourdis : ils ne pouvaient imaginer que leurs parents et leur pays aient vécu une période aussi noire. » En Mongolie aussi, la littérature peut servir à explorer le mal et à porter la mémoire d’un peuple. * « Le Moine aux yeux verts », d’Oyungerel Tsedevdamba et Jeffrey L. Falt, Grasset, 576 p., 23 euros.
Source:http://www.lefigaro.fr/livres/2018/01/14/03005-20180114ARTFIG00155-oyungerel-tsedevdamba-ou-le-roman-de-la-mongolie.php
https://www.pressreader.com/france/le-figaro/20180115/282557313611414